sniff sa marche pas !
Ce mot vient à l'esprit comme s'attachant au travail de peine sur les chantiers pharaoniques. Le récit biblique de l'histoire de Moïse et les films hollywoodiens ne sont pas étrangers à cette images. Pourtant l'Egypte n'a jamais connu l'esclavage tel qu'il est présenté par les sources romaines et modernes. Jamais le maître n'a eu droit de vie ou de mort sur l'esclave. Jamais un être humain n'a été la propriété personnelle d'une autre personne comme s'il se fût agi d'un bien propre.
Il convient sans doute de parler plutôt de servage et d'envisager cette réalité au fil de trois mille ans d'histoire égyptienne.
Dans les documents à caractère juridique et économique, aucun texte ne vient définir le statut de l'esclave ou du serf. Il est pourtant clair que bon nombre d'individus se sont vu priver, dans des conditions non explicites de leur liberté à titre temporaire ou définitif. La notion de dépendance professionnelle est omniprésente dans un texte tel que la Satire des Métiers ; pour son auteur, elle apparaît plus comme un statut qu'elle ne revêt la forme d'un service rendu en échange d'une rétribution.
La servitude n'est cependant jamais l'apanage d'un groupe social donné dont les membres pourraient être nommés esclaves ou serfs. Elle peut s'appliquer à des individus appartenant à l'ensemble des couches moyennes et des plus modestes de la société. On peut être ainsi "tiré au travail" ou "obligé au travail dans les champs". C'est là une description de la corvée à laquelle peu de privilégiés peuvent se soustraire par exemption traditionnelle ou exceptionnelle, comme les scribes et autres fonctionnaires.
La hiérarchie égyptienne est ouverte, puisqu'elle reconnaît à l'individu la possibilité de s'élever dans l'échelle sociale. Cependant elle définit une limite nette entre la noblesse et le peuple, d'une part entre les fonctionnaires et les employés, d'autre part. La majorité du peuple n'est donc pas à proprement parler esclave, mais dépendante. Relevant du statut agricole, elle travaille sur des terrains qui ne lui appartiennent pas et qui lui sont prêtés contre un bail annuel par le souverain. Elle peut être à tout moment enrôlée pour un service obligatoire, la corvée. C'est sur cette main-d'oeuvre paysanne corvéable, désoeuvrée pendant la période de la crue, soit un tiers de l'année agricole, que reposent les grands travaux de l'Egypte ancienne - l'érection des temples et des pyramides -, et non sur une masse d'esclaves étrangers, du moins dans l'Ancien Empire. Cette affirmation est à nuancer du fait qu'une grande partie de la population fut petit à petit exemptée de corvée dans la mesure où elle entretenait les grandes domaines funéraires royaux. En général, cette corvée revêt plus le sens d'un service dé au souverain et, à travers lui, au pays, que d'une réelle servitude. Celle-ci était cependant impopulaire car contraignante et parfois contraire aux intérêts particuliers.
Dès l'Ancien Empire apparaissent les prisonniers de guerre et l'on est en droit de se demander si les grandes expéditions menées en Nubie n'avaient pas pour but premier de fournir à peu de frais une main d'oeuvre gratuite utilisée dans les grands projets de l'Etat.
A partir du Moyen Empire, ces prisonniers de guerre forment le groupe social auquel on peut appliquer le terme d'esclave ou de serf. Cependant, avec la désagrégation du tissu social à la fin de l'Ancien Empire puis sa redéfinition au début du Moyen Empire, apparaissent de nouvelles formes de servitude individuelle. Le terme hem que l'on traduit habituellement par esclave apparaît à cette époque. La société tend progressivement vers une spécialisation du travail individuel et vers une recherche de rendement. Le serviteur dénoté par le terme hem n'est plus "préposé au service" mais bien plutôt assujetti à ce même service.
On trouve alors trace de la première transaction commerciale portant sur des travailleurs : trois hommes et sept femmes. C'est la fonction qui est ici acquise, non pas l'individu en tant que tel. Le travailleur acheté demeure un homme conservant sa dignité, même s'il travaille au service d'un autre sans moyen légal de s'opposer à cet état de fait. Celui qui est dans un statut de dépendance peut toujours subir la corvée mais il a désormais la possibilité de s'en acquitter et de s'en émanciper consciemment, en accomplissant une période de service sacerdotal. Il devient ainsi un bourgeois qui, s'il est petit n'en est pas moins libre.
A côté de cet homme qui s'est rendu libre, continuent d'exister les dépendants et les fonctionnaires, mais il semble que la condition des premiers se détériore. L'individu est maintenant identifié à son travail, à sa fonction. L'esclavage n'est pas la condition d'une caste déterminée mais bien plutôt le fait d'un travail forcé à l'intérieur d'une charge, d'une tâche déterminée. Pour n'avoir pas pu ou su assumer la dette perçue envers l'Etat et la société, certains se trouvent maintenant liés de façon permanente à un service public ou à une personne privée à laquelle l'Etat délègue ses pouvoirs. En cas de fugue ou de désertion, l'astreinte à servir l'Etat se transforme en une peine de travail forcé à vie.
La peine est collective. Celle-ci frappe le déserteur aussi bien que sa famille. Ces serfs royaux sont des Egyptiens, condamnés de droit commun, qui partagent le sort des prisonniers de guerre étrangers. Ils sont le plus souvent confiés comme propriété à une personne privée privilégiée. Les récidivistes, les serfs royaux qui cherchent à s'échapper par la suite sont, quant à eux, punis de mort. Le maître, comme dans le cas des prisonniers de guerre, peut, s'il le désire, donner, transmettre en héritage ou vendre le service de ces déserteurs. Cela ne s'applique pas au travailleur libre et corvéable qui commettrait une faute. Tout au plus est-il chassé de son lieu de travail et placé en situation économique précaire. La condition servile, tout comme les charges, est héréditaire ; celui qui a le malheur de naître enfant de serf, est serf lui-même. Il conserve cependant la possibilité - spécificité égyptienne - d'échapper à sa condition et de s'élever dans l'échelle sociale. La femme serve peut, vraisemblablement par mariage, échapper à sa conditions servile.
Avec l'apparition de différents niveaux de société, l'esclave ou le serf forment une composante véritable et reconnue de la société. Cette reconnaissance entra ?ne, par voie de conséquence, une redéfinition de l'échelle sociale ; cette mutation tire vers le bas les travailleurs dépendants les plus modestes. Le statut de cette main-d'oeuvre partiellement assujettie, se déprécie encore plus par suite d'une politique impérialiste menée par le souverain au début du Nouvel Empire visant à l'intégration de nouvelles composantes ethniques et sociales. Une masse d'origine serve fait son apparition dans le circuit économique égyptien. Il s'agit de prisonniers de guerre ou de véritables esclaves achetés sur les marchés asiatiques.
En effet, la paix régnant à l'intérieur, le pays, afin de subvenir aux besoins d'un important appareil militaire, réclame la mise en place d'une économie adaptée. Les serfs royaux et les forçats, caractéristiques du système d'autarcie fonctionnant à l'Ancien et au début du Moyen Empire, disparaissent pour lui substituer une main-d'oeuvre formée d'esclaves importés au même titre que les marchandises. Le roi reste le propriétaire légal de ces esclaves, considérés comme prise de guerre ou tribut. Il est seul à décider de la mise au service ou de la donation à une personne privée. Le travail forcé est désormais réservé aux seuls esclaves étrangers ; des journées de travail peuvent être louées par des personnes témoignant d'un statut social modeste.
Si la notion d'esclavage tend à se modifier, le statut personnel de l'esclave n'a pas changé. Seule son travail fait l'objet de servitude, non sa personne physique. La preuve en est sa rentabilité. Par exemple, une journée particulièrement chaude et donc moins productive est du même coup dépréciée. Vers la fin du Nouvel Empire, l'Etat cherche à codifier une jurisprudence sur la propriété de l'esclave. L'esclave, peut, pour sa part, posséder des biens propres ; il a droit à être traité équitablement devant la justice.
Conséquence de cette reconnaissance légale implicite de l'esclave en tant que composante à part entière de la société, son émancipation est désormais pleinement envisageable. Elle est considérée comme la rétribution exemplaire d'un service rendu par l'esclave à son maître. L'un d'entre eux accepte par exemple d'épouser une nièce aveugle, impossible à marier, véritable poids mort pour sa famille. Des formes d'émancipation légale passent par l'adoption. Il est clair que l'esclave privé est membre à part entière, bien qu'assujetti, de la famille qui l'abrite. Cette émancipation ne concerne pas seulement les esclaves ; elle concerne aussi les dépendants qui se sont affranchis de leur sujétion par un service militaire et ont reçu, pour services rendus, un lopin de terre qui en fait des hommes économiquement indépendants et donc libres.
Cette émancipation pour service rendu peut aussi être offerte par le roi qui peut ainsi purifier des esclaves en les mettant au service d'un temple mais en tant qu'hommes libres. Le Moyen Empire (XIIe dynastie) et le Nouvel Empire semblent avoir privilégié cette forme d'esclavage résultant d'une importation pour répondre à la disparition progressive de la dépendance et du servage privant l'Etat d'une main-d'oeuvre non spécialisée gratuite en ne contraignant plus le citoyen égyptien qu'à un service militaire ou sacerdotal. L'Egypte ne s'est donc imposée une forme d'esclavage véritable que pour mieux libérer ses concitoyens d'une corvée d'Etat mal supportée. La condition d'esclave n'appartient plus qu'à l'étranger provenant des marges de l'empire.
Pour répondre aux besoins d'une société voyant son niveau de vie s'élever, on voit apparaître une institution qui semble bien marquer le défaut de main-d'oeuvre servile : des maisons d'esclaves féminines dont les membres étaient destinés à produire des enfants esclaves.
L'insolvabilité peut conduire à un statut proche de celui d'esclave. L'Egyptien qui ne peut payer sa dette à l'Etat cède consciemment ses droits légaux à son débiteur ; son statut est cependant celui de travailleur ou de serviteur, même si sa condition de n'est pas très différente de celle de l'esclave véritable. Du moins choisit-il lui-même son esclavage en cédant ses biens et sa personne à l'Etat. De ce fait, il ne retourne à la condition de dépendant de l'Ancien Empire, un processus courant à Basse Epoque. En effet la source d'esclaves étrangers se tarit avec la disparition de l'Empire égyptien. L'Egypte retourne au système d'origine. L'esclave ne fait nullement partie des sept classes d'Egyptiens mentionnés par Hérodote. L'état servile est à nouveau régi par une série de clauses juridiques : si on peut être émancipé, il découle souvent du choix volontaire d'un individu démuni cherchant la protection économique de l'Etat ou du temple. Le service au temple deviendra d'ailleurs la forme la plus courante de la servitude égyptienne, alors que les sources grecques d'Egypte constatent la mise en place parallèle d'un esclavage au sens classique du terme.
L'esclave véritable, apparu au Moyen Empire, découle d'un accident de l'Histoire ; il apparaît comme une exportation asiatique imposée à l'Egypte par un développement historique auquel les anciennes structures ne pouvaient faire face. On tire cependant de l'ensemble de la documentation une conclusion plus nuancée : l'inconscient égyptien a, semble-t-il, dissimulé, faute de pouvoir l'évacuer totalement, la réalité de la guerre et de l'oeuvre militaire, et cherché à camoufler l'esclavage en n'en parlant que par circonlocutions.
A l'Ancien Empire, s'il n'y a certes pas d'esclaves, l'ensemble de la société égyptienne est placée sous le contrôle absolu de l'Etat. Au Moyen Empire, la présence de l'esclave est reconnue sous la forme de prisonniers politiques, de citoyens égyptiens qui se sont mis hors-la-loi qu'il faut de cette façon réintégrer ; les prisonniers de guerre, l'achat d'esclaves étrangers deviennent courants à la XIIe dynastie. Le Nouvel Empire systématise l'usage mis en place par les Sésostris et les Amenemhat. L'époque tardive ne fait état de la dépendance totale que sous la forme d'un choix personnel dont l'Etat et la société ne sont nullement responsables. Ils apparaissent comme les seuls à pouvoir se substituer à la famille, en accueillant les démunis et les orphelins. Ne doit-on y voir qu'hypocrisie ou au contraire la trace d'une approche sensible de la destinée du bétail de dieu que seuls les dieux peuvent vouloir diriger ?